À 13 ans, Philipp Riederle a lancé depuis sa chambre d'enfant un podcast concernant ses expériences avec l'iPhone, rassemblant bientôt plus de 150'000 spectateurs. À l’âge de 15 ans, il a fondé sa propre entreprise et a expliqué de manière audacieuse, mais en s’appuyant sur une salle remplie de dirigeants d'entreprise reconnus (les dénommant «costards-cravates»), comment fonctionnent les Digital Natives - ils n’avaient jamais vu ça auparavant. Depuis, en tant qu'observateur du numérique et bâtisseur de ponts, il a aidé déjà plus de 450 organisations à construire des structures numériques efficaces et une culture d'entreprise saine dans laquelle les Digital Natives se sentent aussi à l'aise.
asut: Philipp Riederle, que sont en réalité les Digital Natives?
Philipp Riederle: Les Digital Natives, en français, les autochtones du numérique, sont les personnes qui ont grandi avec l'Internet. Pour moi, cette notion rassemble deux générations, la génération Y et la génération Z. Les premiers, selon la manière plus ou moins généreuse de définir les années, ont vu le jour entre 1980 et 1995, et la génération Z est née entre 1995 et 2010. Ces deux générations numériques se distinguent des générations analogiques qui les ont précédées, soit la génération X, la génération Babyboomer ou la génération Silver Surfer.
Que voulez-vous dire?
Premièrement, ces générations sont nées et ont grandi dans une réalité numérique déjà établie, n'ayant jamais connu un monde autre que le numérique. S'y ajoute, deuxièmement, un changement de valeurs, comme c'est toujours le cas entre générations. Et troisièmement, une évolution démographique: Dans les pays de langue allemande et en Europe de l'ouest, la population diminue. Nous sommes toujours moins nombreux. Cela confère une certaine position de force à ma génération, et non seulement dans son rôle de consommateur, mais bien plus en tant que collaborateur. Nous sommes bien formés, les entreprises ont besoin de nous. Raison pour laquelle nous pouvons aussi exiger quelque chose: La sécurité, mais pas sous la forme de statut, de carrière ou de pouvoir, comme c'était le cas pour les générations qui nous ont précédés. Mais sous la forme d'un travail utile, dans un bon environnement de travail.
Et qu'est ce qui distingue la génération Y de la génération Z?
La règle empirique dirait que la génération Y était véritablement la première pour laquelle Internet a toujours été là. Ils ont été les pionniers: ils devaient savoir comment le tout fonctionnait en arrière-plan, ils savaient démonter un ordinateur et ils ont dû se battre pour oser télétravailler, ou pour obtenir des horaires de travail flexibles. La génération Z est arrivée dans un monde dans lequel la technologie numérique était déjà bien plus mûre, plus évidente et si simple, qu'il n'était plus nécessaire de la comprendre en profondeur pour pouvoir l'utiliser. Le télétravail est une évidence pour cette génération et si un employeur ne le permet pas, il n'est la plupart du temps pas pris en considération. Cette génération se montre progressiste, mais aussi plus critique avec la même assurance, exigeant un nouveau comportement face à des thèmes tels que Work-Life-Balance ou Remote Working: Certains préfèreraient désormais peut-être plutôt venir au bureau et éteindre leurs appareils après le travail.
Être un Digital Native signifie donc bien plus que le fait de savoir utiliser les outils numériques...
Il est difficile de séparer ce qui est dû à la technologie du numérique, de ce qui est dû au changement de génération. Il est toutefois clair que le numérique offre des conditions-cadres totalement nouvelles dans le domaine de la vie professionnelle: que se soit en matière d'horaire de travail, de lieu de travail ou de modèle de rémunération, même si nous n'avons en l'occurrence pas encore beaucoup progressé. Ces changements présupposent de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences, en particulier en ce qui concerne les dirigeants. Ils doivent désormais aussi pouvoir diriger à distance et à l'aide d'outils numériques, et pas seulement lorsque les personnes sont assises devant eux. Cela change aussi leur rôle au sein de l'entreprise et le modèle organisationnel dans son ensemble.
Les structures de notre monde de l'entreprise se sont développées dans l’époque pré-numérique. Peuvent-elles s'adapter suffisamment rapidement à la nouvelle époque?
Il y a encore cinq ou six ans, ma tâche consistait à sonner le tocsin et à dire aux entreprises: Hé, regardez donc, il se passe quelque chose, occupez-vous en sinon vous sombrerez! C’est nettement moins le cas aujourd’hui. Nous avons désormais moins à faire à un problème de prise de conscience, qu'à un problème de mise en œuvre. Au cours des cinq dernières années, de nombreuses entreprises ont commencé à percevoir les très profonds changements du marché et du mode de collaboration et à s'y préparer. Mais alors même que nombre d'entre elles devraient passer en mode de crise, il ne reste soudain que de peu de temps et de ressources pour ces thématiques de transformation à long terme et plus complexes. Ces dernières ont simplement été mises sur pause, réfrénées, interrompues. De nombreuses entreprises qui déclarent fièrement: «Oui bien sûr, nous numérisons!», ne pensent souvent malheureusement qu'à des conférences sur Zoom ou au télétravail - choses qui devraient être une évidence depuis 2010 - et remettent aux calendes grecques les transformations réellement existentielles.
Jusqu'à ce que les Digital Natives aient partout le dernier mot?
Supposer que la génération numérique est d'une manière ou d'une autre plus qualifiée pour le numérique par nature, qu'elle s'y connaît automatiquement mieux, qu'elle dispose de meilleures compétences ou qu'elle est d'office plus innovante, uniquement parce qu'elle a grandi dans un monde déjà numérisé, est une erreur fondamentale. Une étude spéciale PISA vient tout juste d'être publiée, qui montre que les Digital Natives en particulier ont un énorme problème en matière de compétences médiatiques, et qu'ils sont par exemple difficilement en mesure de reconnaître les fake news. La différence tient au fait que le jeune génération voit l'espace numérique comme une évidence et le juge vital, qu'elle s'en préoccupe simplement plus, raison pour laquelle elle a un peu plus d'expérience et moins de craintes à l'utiliser.
Qu'est-il donc nécessaire pour rendre une entreprise apte à l'ère du numérique?
La manière de collaborer et le fonctionnement de l'organisation sont radicalement modifiés par la technologie numérique. Qui collabore avec qui? Quelles sont les tâches qui peuvent être automatisées? Existe-t-il encore des divisions et des équipes? Les collaborateurs sont-ils attribués de manière fixe et de manière flexible selon les tâches? Existe-t-il un chef qui a quelque chose à dire à quelqu'un? Ou fonctionne-t-il plutôt en tant que coach? Selon quelle stratégie les futurs produits sont-ils développés, sur quels marchés cherche-t-on et trouve-t-on ses clients? Répondre à de telles questions constitue la condition pour trouver comment les modèles commerciaux peuvent fonctionner de manière rentable à l'avenir. Mais je ne peux œuvrer à de telles transformations complexes et à long termes que lorsque mon organisation a fait ses devoirs, et qu'elle est en mesure d'identifier et d'initier les changements nécessaires.
Changement de sujet: quelle importance les Digital Natives accordent-ils à la protection des données?
Pour moi, la protection des données est moins un thème de génération qu'un thème culturel ou politique. En Suède, chaque déclaration d'impôt est publique et les gens trouvent cela bien, car cela assure la transparence et augmente par conséquent le sentiment de bien-être général. En ce qui concerne ce thème, en Allemagne nous avons à faire à un passé sombre et nous éprouvons, par conséquent, une certaine peur. Le fait que la protection des données soit aussi identifiée comme un thème de génération tient simplement au fait que les Digital Natives ont d'autres expériences antérieures et moins d'appréhension. Je crains toutefois que les deux générations, la numérique et l'analogique soient aussi incompétentes et ignorantes l'une que l'autre. Une importante part des gens qui utilisent Internet n'ont pas la moindre idée de la manière dont cela fonctionne, même de manière abstraite ou selon quel principe. La plupart n'ont aucune idées des données pouvant être produites, de ce que l'on peut en faire et quelles sont les données dignes d'être protégées, et lesquelles ne le sont pas. Raison pour laquelle on ne peut que secouer la tête au vu des discussions actuellement tenues aussi bien par des plus âgées, que par des plus jeunes.
À qui la tâche de promouvoir davantage de «Digital Literacy» de base?
J'exige depuis longtemps que la compétence numérique ait sa place à l'école. Et lorsque les enseignants déclarent qu'ils n'auraient pas de temps pour cela, il me vient plusieurs branches à l'idée que l'on pourrait tracer sans remplacement, afin d'enseigner la compétence numérique. Car c'est le fondement sur lequel tout est déjà construit, et tout sera vraiment construit ces prochaines années. Et nous aurions déjà dû commencer avec cela il y a 20 ans. Nos élus politiques souffrent aussi d'un manque de compétence numérique. Certes, être des experts en matière de technologie n'est pas de leur ressort, mais ils devraient interroger des experts en matière de technologie et faire appel aux instances concernées. C'est aussi partiellement le cas et cela fonctionne - en Allemagne, nous disposons d'excellents experts, d'excellentes associations et organisations non-lucratives qui se penchent sur ces thèmes et publient de bonnes recommandations. Mais lorsqu'ils ne sont pour l'essentiel ou sciemment pas entendus, comme cela a dernièrement été le cas de l’application de tracing Luca, il n'est malheureusement pas possible d'y apporter de l'aide.
Quand vous étiez petits, vous démontiez les équipements et vous les reconstruisiez. Aujourd'hui, en tant que conseillers, orateurs, auteurs et titulaires de diplôme universitaire en sociologie, politique et sciences économiques - êtes-vous toujours sur les traces du changement numérique?
Le thème important qui me tient à cœur est fondamentalement encore toujours le même: De quoi sera fait l'avenir numérique - et par qui? Mon hypothèse de base revient à dire qu'il n'est pas nécessaire de comprendre la technologie dans ses moindres détails pour produire des innovations en matière économique et sociétale. Il est plus important d'en comprendre les grandes lignes et son principe, d'identifier son potentiel et de l’utiliser sous la forme d'une invention. Je peux en l'occurrence aussi bien être historien, musicologue, économiste physicien ou expert en informatique. Le projet de recherche sur lequel je travaille actuellement se penche sur la question de savoir si les startups qui rencontrent le succès en matière de numérique sont plutôt fondées par des personnes disposant d'un diplôme technique ou non-technique, ce qui l'en est des équipes interdisciplinaires, et quel genre d'équipes accède le plus aux Séries A Venture Capital, entrant donc dans une phase de croissance importante. À l'heure actuelle, nous n’avons pas encore de résultats définitifs. Certes, les startups numériques fondées par des équipes purement techniques sont financées par des investissements plus élevés. Mais les chances d'obtenir un financement pour sa startup sont à peu près équivalentes, que l'équipe fondatrice soit technique ou non. Donc: Commençons à travailler ensemble sur le futur!