Entretien avec Karin Frick
Selon la directrice de recherche au GDI, Karin Frick, il faut prendre le métaverse au sérieux. Car le passage d'un Internet bidimensionnel à un Internet tridimensionnel va modifier notre perception.
asut: Le métavers dont tout le monde parle et que l’on retrouve partout dans la presse n’est-il rien d’autre qu’un gigantesque battage médiatique? Ou faudrait-il prendre au sérieux une évolution récente?
Karin Frick: Pour l’instant, il s’agit d’un battage médiatique et d’une initiative encore largement mue par les fournisseurs, en particulier Facebook et Microsoft. Mais il manque encore une «killer app» qui attirerait irrésistiblement les utilisateurs. Les offres déjà disponibles augmentent certes la qualité de l’expérience, mais rien de plus. Dans le fond, c’est un peu comme pour les derniers modèles de voitures: ils sont peut-être plus confortables et disposent de toutes sortes de systèmes d’assistance. Mais ils ne peuvent rien faire d’autre que nous emmener de A à B.
Donc pas une suite sérieuse d’Internet?
Si, il faut en tout état de cause prendre le métavers au sérieux. En effet, ce que nous vivons là, c’est le passage d’un réseau numérique bidimensionnel à un réseau numérique tridimensionnel. Cela va changer notre perception. Et donc également notre façon de penser et de décider.
Qu’entendez-vous par «changer la perception»?
Pour l'instant, nous interagissons avec un écran. Nous sommes donc déjà en mesure de nous plonger dans des mondes virtuels, mais en même temps, il demeure toujours le monde réel autour de nous et de notre écran pour comparer – il existe indépendamment du fait que nous voulions le percevoir ou non. Dans le métavers, en revanche, nous nous immergerons, et nous y évoluerons comme dans le monde réel. L’interaction sera plus immersive et plus impulsive, la réalité physique et la réalité virtuelle se confondront et leurs frontières deviendront plus fluides.
Pandémie, crise climatique, bruits de guerre très préoccupants à l’Est – quel est le risque que nous nous tenions à l’écart d’un monde problématique pour nous réfugier dans un univers numérique où tous les souhaits se réalisent?
Se réfugier dans des mondes virtuels est déjà possible aujourd’hui, même s’ils ne sont pour l’instant que bidimensionnels. Dans le métavers, nous les vivrons encore plus intensément. De quoi ouvrir d’une part la possibilité d’asservir les individus – comme nous l’avons vu dans le film Matrix – dans un bel univers ludique. Mais le métavers pourrait aussi devenir un «simulateur de vol pour beaucoup de choses». Un lieu où nous pouvons expérimenter des choses comme dans la vraie vie et acquérir de nouvelles connaissances: du golf aux interventions médicales complexes en passant par les compétences artisanales. Ou un lieu où les phobies peuvent être traitées efficacement. Par exemple, dans un environnement virtuel réaliste, je parviendrais peut-être à surmonter mon vertige. De telles possibilités d’apprentissage peuvent être très positives, notamment si l’accès est ouvert à tous.
Mais cela ne semble pas vraiment être le cas actuellement, n’est-ce pas?
Actuellement, le métavers semble en effet plutôt conçu comme un gigantesque terrain de jeu et un Disneyland pour la publicité et la consommation. Comme un espace privé dont nous paierons l’utilisation avec nos données d’utilisateur, tout comme sur Internet. Mais il vaudrait certainement la peine de réfléchir à la question de savoir si le métavers et ses multiples possibilités ne pourraient pas également être un espace public. Une sorte d’infrastructure de base que l’État construirait et mettrait à la disposition de tous, au même titre que les routes ou les terrains de sport. Dans un métavers public, nous ne paierions pas avec nos données et pourrions, sous réserve de certaines règles, évoluer librement.
Nombreux sont ceux qui craignent qu’un métavers mu par le commerce et doté d’une nouvelle génération d’algorithmes de recommandation n’enferme encore plus les utilisateurs dans des bulles de filtrage, ne fasse circuler encore plus de fake news et ne polarise encore plus les opinions.
Dans ce que l’on appelle l’économie de la dopamine, tout est fait pour que nous restions dans le coup, que nous ne nous ennuyions pas, que nous donnions sans cesse un feed-back et que nous ne puissions ainsi plus nous en passer. En plus, les groupes préfèrent rester entre eux, ce que l’on peut déjà observer dans le monde réel. Internet renforce ces mécanismes et avec le métavers, il sera encore plus difficile de se mettre d’accord sur ce qu’est la réalité. La question essentielle est donc de savoir qui est à la manœuvre dans ce monde, qui le conçoit, le programme et le finance. En effet, selon l’approche, des possibilités extrêmement passionnantes et constructives peuvent s’y ouvrir.
Par exemple?
Les avatars, ces personnages virtuels optimisés par l’intelligence artificielle, peuvent d’une part servir à en apprendre le plus possible sur nous afin d’influencer ou de manipuler ensuite notre comportement à volonté. D’autre part, ils pourraient également permettre à des personnages publics tels que des hommes politiques d’entrer en contact avec davantage de personnes et de leur faire comprendre leurs préoccupations. Un autre exemple est celui des changements de comportement que peuvent provoquer des mondes alternatifs simulés: il est tout à fait concevable que l’expérience très concrète d’un monde parallèle virtuel idéal conduise de nombreuses personnes à être plus exigeantes vis-à-vis de leur propre réalité et à s’engager pour que le monde réel se rapproche de l’état idéal vécu dans le métavers.
Quelles sont vos prévisions? Qu’est-ce qui va s’imposer?
Je suppose que le métavers fonctionnera d’abord comme un marché, un espace virtuel illimité dans lequel on se dispute par tous les moyens le bien le plus rare, notre attention. Si l’on observe la disparition des centres commerciaux dans le monde réel, on peut toutefois se demander pourquoi de tels centres virtuels devraient avoir plus de succès. Et c’est précisément pour cette raison qu’il est utile de se demander si le public ne pourrait pas contribuer à façonner ces nouveaux mondes virtuels dans la logique de l’open data et les faire passer du Far West non réglementé à un espace public virtuel. Car nous n’en sommes encore qu’au début du développement et disposons d’un espace de création. Quiconque est ouvert aux nouvelles technologies, mais attend aussi d’elles des applications constructives et s’interroge sur leurs effets sur la société, devrait poser de telles questions dès maintenant.