Nous devons considérer la mobilité en tant que système global

Bien pensée, sûre, efficace, toujours disponible partout de manière fiable et propre afin d'éviter les embouteillages aux heures de pointe, la cohue, le manque chronique de places de stationnement: pour Andreas Kronawitter, la mobilité du futur ne sera pas fabriquée à base de béton, mais à l'aide des TIC.

asut: En ce qui concerne les innovations dans le domaine de la mobilité, la Suisse occupe un rôle de leader international. Est-ce que cette réputation est méritée?

Andreas Kronawitter: Oui et non. Avec son système démocratique direct, la Suisse est soit en avance, soit en retard. C'est également le cas pour les transports publics: tandis que d'autres pays ont déjà uniformisé leur réseau ferroviaire il y a longtemps, une certaine concurrence a continué de régner chez nous avec des chemins de fer publics, semi-publics et privés, appartenant cependant généralement au secteur public. Cela a notamment permis à notre réseau ferroviaire de mieux faire face à la concurrence du réseau routier. L'horaire cadencé est une autre spécificité suisse intégrant des modes de transport très variés, du train au car postal en passant par le téléphérique, avec un réseau national harmonisé jusqu'aux vallées les plus reculées. Sur ces points, la Suisse est exemplaire. L'inconvénient, c'est que notre système engendre des coûts élevés, qu'il atteint doucement les limites de ses capacités et que toutes les régions du pays ne bénéficient pas du même niveau de service. Cependant, pour les utilisateurs, il reste suffisamment confortable pour que le désir de changement ne soit pas très marqué.

Quelles sont les particularités du système de transport suisse actuel? 

D’une manière générale, le besoin de mobilité est naturellement élevé dans une société du savoir avec une économie nationale «vrombissante» comme la Suisse. S'y ajoutent aussi des activités de loisirs variées dans un pays prospère avec une espérance de vie élevée. Tout ceci entraîne une augmentation supplémentaire de la mobilité ainsi que des embouteillages et des engorgements aux heures de pointe. La géographie du pays constitue un autre facteur: en ville, le réseau de transports publics est très dense et très utilisé. Par contre, dans les banlieues et à la campagne, de nombreuses personnes sont dépendantes du trafic motorisé individuel, c'est-à-dire généralement de la voiture. D'une manière générale, chez nous, cette forme de mobilité représente toujours plus de 70% du volume total du trafic.

D'autres pays sont donc plus avancés en matière d'approches innovantes de la mobilité?

On trouve de nombreux pionniers en Europe du Nord et aux Pays-Bas: ainsi, la ville d'Helsinki a accompli un travail innovant en ce qui concerne la vision de la mobilité en tant que service (MaaS – Mobility as a Service). Par conséquent, les utilisateurs n'ont rapidement plus aucune raison de posséder leur propre véhicule, car il est bien plus confortable et avantageux pour eux de se déplacer avec les transports publics en combinaison avec des offres supplémentaires. Quant à la ville de Hambourg, elle souhaite devenir d'ici le Congrès mondial sur les systèmes intelligents de transport en 2021  la «ville modèle mondiale en ce qui concerne la mobilité intelligente».

Est-ce que de telles innovations sont également possibles en Suisse?

Les nouveaux concepts doivent assurément d'abord être testés et adaptés aux réalités suisses spécifiques. Il s'agit d'analyser comment il est possible de soulager de manière optimale le système de mobilité global. C'est précisément ce que nous faisons au sein de l'Innolab Smart Mobility, une organisation à but non lucratif ayant pour objectif le développement d'un système écologique innovant pour la mobilité en Suisse.

Les actuels problèmes du système de transport, les embouteillages sur les routes ainsi que des trains et bus surchargés, sont davantage le fait d'une exploitation non optimisée que d'un manque de moyens. Ainsi, pour le réseau ferroviaire, le taux de remplissage est inférieur à 30%. Ici, le développement des infrastructures ferroviaires ou l'acquisition de nouveaux équipements roulants sont donc inutiles. Augmenter les capacités des infrastructures disponibles à l'aide de systèmes informatiques intelligents, c'est-à-dire garantir que les différents moyens de transport se complètent de manière optimale et que le taux de remplissage des transports publics soit satisfaisant, constitue une approche bien plus prometteuse. Cela vaut aussi pour la construction de nouvelles routes: d'une part, la Suisse manque peu à peu d'espace pour cela et d'autre part, la construction et la maintenance engendrent des coûts énormes. Dans un pays à la démocratie directe, l'ensemble du processus, de la planification à la finalisation, nécessite également beaucoup de temps. Ici aussi, il est bien plus prometteur d'atteindre un débit optimal grâce à des systèmes intelligents de gestion du trafic et de remplacer les moyens de transport moins efficaces par de plus efficaces. Cependant, l'impact le plus important pourrait être atteint si toutes les personnes ne souhaitaient pas utiliser le système de transport au même moment. La mobilité doit être considérée avec son utilité. Ici aussi, il existe des possibilités de nouveaux modèles d'activité avec des services combinés.

Saturation du trafic public (bleu clair) et motorisé (bleu foncé) à Zoug.

 

La solution n'est donc pas plus de béton, mais plus d'intelligence?

Les évolutions techniques ont permis de nouvelles offres de mobilité qui comprennent la mobilité en tant que système global dans lequel toutes les composantes, le trafic routier, ferroviaire, les bus, les tramways, etc., interagissent le mieux possible. Avant la numérisation, il y avait deux mondes séparés en matière de mobilité: d'une part, les transports publics très régulés et axés sur l'offre, liés à des horaires et des arrêts fixes. Et d'autre part, le monde «partout et à tout moment» du trafic individuel avec les voitures, les motos ainsi que la «circulation lente» des piétons et des cyclistes. De nos jours, des nouveaux modes de mobilité s'y ajoutent et brouillent les frontières: les modèles sharing et pooling, l'électromobilité et les systèmes de bus sur appel, c'est-à-dire des modèles «axés sur la demande», qui s'orientent selon les besoins des utilisateurs. En particulier au sein des régions rurales et périphériques, de telles offres «à la demande» comme par exemple les minibus pouvant être appelés via une appli ou un appel téléphonique, sont bien accueillies. Nous testons actuellement cela avec «mybuxi» («mon BUs taXI») un projet élaboré au sein d'innolab smart mobility.

Est-ce que de tels services «à la demande» ne concurrencent pas les transports publics?

Non, ils les complètent plutôt. A Herzogenbuchsee, où mybuxi est disponible depuis avril 2019, nous observons une «fonction de navette» vers le train et les lignes de bus régionales. Dans les régions moins peuplées, ces services «à la demande» axés sur les régions ont pour ainsi dire un effet de «compresseur» sur les transports publics: ils permettent de remplir les grands véhicules. Ainsi, nous pouvons proposer également dans les zones rurales, où résident tout de même 50% des Suisses, une alternative aux véhicules privés.

Les bus sur appel existent déjà depuis longtemps en Suisse, mais ils n'ont jamais vraiment percé. Pourquoi?

La technique rend de nouvelles choses possibles: avec les anciens systèmes de bus sur appel comme Publicar, les commandes devaient être passées quelques heures à l'avance par l'usager, puis enregistrées et planifiées par un intermédiaire humain. De nos jours, une commande passée via l'appli est traitée de manière entièrement automatisée par le système en arrière-plan qui envoie ensuite l'ordre de passage aux chauffeurs. Il ne faut que quelques secondes et les utilisateurs n'attendent que quelques minutes avant d'être récupérés.

La prochaine étape, c'est que des «offres sur appel» avec d'autres nouveaux services de mobilité puissent être combinées avec les offres existantes, des transports publics aux taxis en passant par les voitures de location. Pour cela, une plateforme de circulation «intermodale» est nécessaire. Grâce à celle-ci, les utilisateurs peuvent s'informer afin de déterminer comment et avec quelle combinaison de moyens de transport ils se déplaceront le plus rapidement d'un point A vers un point B. Ils pourraient aussi réserver leur billet sur cette même plateforme et, si possible, payer automatiquement tout en étant informés des places de stationnement disponibles et des embouteillages sur la route. Une telle plateforme «mobility-as-a-service» n'existe pas pour l'instant. La grande discussion menée actuellement en Suisse concerne le choix de l'exploitant d'une telle plateforme: des entreprises privées ou l'État? Solution nationale ou mondiale? L'exploitant de la plateforme possède un grand pouvoir vis-à-vis des prestataires de services. Le débat actuel autour de booking.com et des propriétaires d'hôtels en est un exemple révélateur. Il est difficilement concevable que des entreprises de transports publics fassent confiance à un exploitant de plateforme issu de l'industrie automobile et inversement. Un exploitant de plateforme ne pourra pas fournir simultanément ses propres prestations de mobilité s'il doit être accepté par les autres prestataires de services.

Par contre, une chose est sûre: une telle plateforme est indispensable. En effet, aussi longtemps que chaque nouvelle offre de mobilité nécessitera un propre canal, c'est-à-dire une propre appli, ou qu'il soit nécessaire d'acheter un ou plusieurs billets selon le trajet, la circulation individuelle restera l'alternative la plus confortable pour le plus grand nombre.  Les sondages montrent clairement que pour les usagers des transports publics, la «simplicité» et la «rapidité» sont primordiales, tandis que «voyager au meilleur prix» n'occupe que la troisième place. Des systèmes de billetterie compliqués et des automates à billets difficiles à utiliser engendrent des contraintes qui font fuir la plupart des usagers. Ils préfèrent alors continuer à utiliser leur voiture.

Greta, grèves climatiques, honte de prendre l'avion... notre rapport à la mobilité commence à évoluer...

C'est vrai, les attitudes changent. De nos jours, pour de nombreux jeunes, il n'est plus aussi important que pour les générations précédentes de posséder un véhicule comme preuve de leur statut et de leur indépendance. Cet aspect émotionnel a été remplacé par un accès bien plus rationnel à la mobilité: aujourd'hui, ce qui compte, c'est que je puisse répondre à mes besoins en matière de mobilité n'importe quand, n'importe où, et si possible, de manière confortable. En particulier dans les villes avec une bonne offre de transports publics, le souhait de posséder une voiture est donc moindre, on délègue volontiers cette charge à des tiers. Et à la campagne, où les bus de ligne ne passent peut-être qu'une fois par heure, les offres «mobility-on-demand» peuvent répondre à ce nouvel accès à la mobilité.

Comment les parlementaires peuvent-ils contribuer à une mobilité prête pour l'avenir?

Le développement de services de mobilité intermodaux nécessite un climat innovant propice aux petites entreprises et aux start-ups. Pour cela, en plus du cadre législatif, une standardisation et, dans l'idéal, un système de base avec des interfaces uniformes sont nécessaires afin de permettre les échanges avec les plateformes étrangères via un point d'accès national. Idéalement, l'État devrait rendre les choses possibles, soutenir financièrement les initiatives appropriées et mettre à disposition des prestations de base centralisées via des accords de services. Les données géographiques, mais aussi l'intégration de petites organisations comme un service local de location de vélos constituent une telle prestation de base. La protection des données revêt également une grande importance. Dans un système de mobilité considéré de façon globale, d'innombrables données sont enregistrées et évaluées via les participants à la circulation et les moyens de transport, notamment à l'aide de l'intelligence artificielle et de l'apprentissage automatique. Ici, il faut veiller à ce que les entreprises nationales bénéficient du même accès à ces données que les grandes multinationales des données. Et dans le même temps, le droit fondé des citoyens à la protection des données doit être respecté.

 

Andreas Kronawitter

Après plus de 17 ans dans le secteur des transports publics au sein des CFF et du BLS, le physicien Andreas Kronawitter est aujourd'hui directeur de Kronawitter Innovation et its.ch, ainsi que cofondateur d'Innolab Smart Mobility pour le développement et la mise en œuvre de solutions de mobilité durables. «mybuxi» est l'une d'entre elles. Il s'agit d'une offre de bus à la demande pour les régions rurales.