Un peu d’innovation ne suffit pas

Interview: Christine D'Anna-Huber

Comment les investisseurs peuvent-ils identifier les startups prometteuses, et quels obstacles les jeunes entreprises doivent-elles surmonter pour réussir? Un entretien avec Johann Schlieper, «Business Angel» et entrepreneur passionné.

asut: A quels éléments prêtez-vous attention au moment de décider d’investir ou non dans une startup?

Johann Schlieper: J’aime être surpris par une idée nouvelle. Pour moi, c’est l’une des marques de l’innovation. Cependant, cette idée nouvelle n’est bonne que lorsqu’elle convainc immédiatement. Lorsqu’elle vous fait vous dire: mais oui, bien sûr, pourquoi personne n’y a pensé avant? Lorsque ces deux éléments sont présents et qu’une idée provoque l’enthousiasme, alors cela vaut le coup de s’y intéresser.

Avoir le flair pour la nouveauté est donc indispensable pour un investiteur?

Il faut clairement être prêt à rompre l’existant. Vous connaissez ce bel exercice, dans lequel on vous demande de relier neuf points alignés en forme de carré au moyen d’une seule ligne, sans lever une seule fois le stylo de la feuille? Les personnes étroites d’esprit échouent parce qu’elles perçoivent le carré comme un cadre dont elles ne doivent pas sortir. Un investisseur doit être en mesure de se libérer de telles conventions mentales, qu’il se les soit créées lui-même ou qu’elles aient été créées par d’autres. Les innovateurs réfléchissent en dehors du cadre, ils repoussent les limites et relient des choses qui n’avaient encore jamais été liées.

Le point de départ est donc une idée innovante. Et ensuite?

Le deuxième critère qui compte pour de nombreux investisseurs, c’est d’avoir une super équipe. Le but n’est pas le mariage, mais de participer à un beau voyage. C’est ma motivation. Le voyage sera réussi si son objectif est fantastique. Et si en plus les compagnons de voyage sont sympas, c’est encore mieux. Troisième critère: il doit s’agir de quelque chose que je comprends, et à quoi je peux m’identifier. Personnellement, j’ai de l’expertise dans les télécommunications, les modèles commerciaux basés sur Internet ou le matériel informatique intelligent. Par contre les biotechnologies, les technologies médicales ou les technologies financières ne sont pas des domaines que je connais bien, et je préfère donc les éviter. Récemment, l’équipe d’une startup m’a présenté son idée de médicament contre le cancer. Si leur innovation fonctionne, elle représenterait une évolution importante, quasiment autant qu’un vaccin contre le coronavirus. Malgré cela, je ne m’investirais jamais dans un tel projet. En effet, pour poursuivre sur la métaphore du voyage, si je le faisais, je n’aurais aucune idée du chemin restant à parcourir, ni des terrains difficiles sur lesquels je devrais évoluer. Lorsque j’investis dans des branches où j’ai moi-même travaillé, je rencontre régulièrement des points de cheminement que je connais. Cela me donne davantage de certitudes sur le voyage.

Une bonne idée, un super objectif et un trajet clair: y a-t-il d’autres points auxquels vous prêtez attention?

D’une manière générale, je n’investis pas dans les individus seuls. Pour des raisons très pratiques: si un entrepreneur a développé une idée seul et qu’il se fait écraser par un tram, alors son idée disparaît avec lui. Il faut qu’il y ait au moins un numéro deux. Si l’un réfléchit de manière plus entrepreneuriale tandis que l’autre est plutôt poussé par la technologie, alors on obtient une équipe idéale car complémentaire. Les fondateurs doivent aussi être vraiment investis dans leur idée, et prêts à faire des sacrifices pour celle-ci. Enfin, pour moi, il est important qu’ils soient capables d’observer le marché. D’après mon expérience, la grande majorité des innovations, même les idées deep-tech des esprits brillants, n’échouent pas au niveau de la mise en œuvre technique. Elles échouent plutôt parce que ses initiateurs ne savent absolument pas si quelqu’un est vraiment prêt à payer pour leur idée.


Vous parlez de voyage. Est-ce que cela signifie que vous ne vous contentez pas de financer une idée, mais que vous l’accompagnez aussi jusqu’à sa mise en œuvre?

Absolument. Je me considère comme un investisseur stratégique. Pour moi, c’est le voyage, plus que la destination, qui compte. Bien sûr, c’est fantastique si la startup connaît le succès, gagne de l’argent, et que je récupère une partie de mon investissement à la fin. Mais ma motivation première est de participer régulièrement à des voyages fascinants. Pour cela, je siège souvent au conseil d’administration ou à l’advisory board, je conseille, je participe au développement de stratégies, j’utilise mon réseau, j’ouvre des portes, et parfois je vends même de façon active.

Combien des startups dans lesquelles vous investissez réussissent?

La règle de base, souvent citée, veut que huit startups sur dix échouent. Cela signifie qu’elles ne survivent pas à la troisième année. Au total, j’ai réalisé douze investissements, donc deux n’existent plus. Certains arrivent correctement à s’en sortir, trois vont bien et deux gagnent déjà beaucoup d’argent et se développent très bien. Mon portefeuille présente donc une réussite légèrement supérieure à la moyenne. Mais bien sûr, il faut régulièrement faire face à des échecs complets. Ce n’est pas possible autrement.

Quelles sont les raisons des échecs?

Elles sont aussi nombreuses que diverses. Parfois, c’est simplement une question de malchance. Par exemple, le coronavirus a contrecarré les plans de certaines des startups que je soutiens. En effet, dans l’environnement B2B actuellement, personne ne prend plus de décisions, personne ne parle de budgets. D’autres tirent profit de la pandémie parce qu’ils proposent des services en ligne. Mais souvent, l’échec n’a rien à voir avec la malchance et découle de nos décisions. Parce que l’on a trop espéré que le marché fonctionne, ou parce que l’on n’a pas trouvé d’argent pour un financement complémentaire. Les litiges juridiques peuvent également porter un coup fatal. Il existe de nombreuses raisons possibles.

Mais l'erreur fatale, celle à éviter à tout prix, n'existe pas?

Non. D’une manière générale, les innovations sont confrontées à la puissance du statu quo. L’être humain est paresseux, et se montre réticent face à la nouveauté lorsque l’ancien fonctionne encore à peu près. Souvenez-vous du Natel C: il grésillait et émettait des craquements, mais il fonctionnait parfaitement et permettait de téléphoner. Pourquoi passer à la téléphonie numérique? Il en a été de même pour la téléphonie IP. Il y a toujours un petit groupe de pionniers, de «first-movers», à l’affût des nouveautés. Mais pour s’imposer, tout nouveau produit doit convaincre un marché plus large. Il faut qu’il soit bien meilleur que le produit qu’il est destiné à remplacer. Je conseille toujours à mes startups de prendre Google pour exemple. Chaque produit que Google lance doit être dix fois meilleur que celui qu’il remplace. Seul un produit vraiment innovant peut réussir. S’il est un peu innovant, cela ne suffit pas.

Est-il plus facile ou plus difficile pour les innovations de trouver un marché en Suisse?

C’est plus difficile. Les Suisses sont clairement plus prudents que les Allemands ou les Californiens
dans la mise en œuvre de leurs idées. Mais ils sont très bons dans la génération d’idées. Nous avons de nombreuses idées fantastiques, mais les investisseurs sont réticents à les financer. Le marché est également plus réticent à acheter ces idées. Et la plupart des personnes partent du principe qu’une idée qui ne fonctionne pas en Suisse ne fonctionnera pas non plus à l’étranger. Je connais peu de personnes qui osent tout de suite exporter leur idée à l’étranger. Elles débutent ici et sont rapidement découragées.

Comment expliquez-vous cela dans un pays qui, dans tous les classements internationaux liés à l’innovation, se classe régulièrement aux premières places?

Cela a certainement un rapport avec l’attitude libérale de la Suisse. Fondamentalement, je suis également quelqu’un de libéral et je pense que les entreprises doivent réussir par leurs propres moyens, et que l’Etat n’a pas un rôle important à jouer là-dedans. Mais prenons un exemple concret: l’une des premières startups que j’ai soutenues, il y a environ dix ans, projetait de construire une voiture électrique suisse. Elle avait de super idées et des ingénieurs géniaux. Même d’un point de vue visuel, cela ressemblait à ce que Tesla a fait avec son modèle S. Ils ne l’ont pas copié, ils l’ont développé en parallèle. Lorsque j’ai essayé de trouver un financement pour ce projet en Suisse, j’ai échoué. Pendant ce temps, le gouvernement américain accordait une aide d’un demi-milliard de dollars à Tesla. Aujourd’hui, la voiture du futur vient des Etats-Unis, et non de Suisse. Il existe de nombreux autres exemples semblables. Quelquefois, l’Etat devrait également intervenir. Au moins donner une impulsion.

Avec Innosuisse, les parcs technologiques et les incubateurs d’entreprises, les choses semblent aller en ce sens ces derniers temps?

Il existe de nombreuses initiatives privées. Mais celles-ci ne possèdent évidemment pas la puissance de feu nécessaire pour favoriser une véritable croissance. Ce que nous soutenons, c’est la phase «seed», la phase de création. Mais après cette première phase, les startups ont généralement besoin de 2 à 5 millions de francs, et les «Angels» ne sont pas en mesure de les leur fournir. Des capital-risqueurs sont donc indispensables. Il en existe certes beaucoup en Suisse, mais pas suffisamment pour financer toutes les idées. Il serait donc assurément utile que l’Etat abandonne quelque peu sa position libérale et sorte d’un fonctionnement bureaucratique qui rend de nombreux processus inutilement lourds.

Qui sont les «Business Angels» que vous présidez?

Nous sommes une association privée d’anciens entrepreneurs qui sont prêts à investir du temps et de l’argent dans des startups innovantes.

Que doit faire une startup pour que les «Business Angels» s’y intéressent?

Elle doit s’inscrire sur notre plateforme et fournir quelques informations. Généralement, une trentaine d’entrepreneurs de toute la Suisse s’inscrivent, dont environ la moitié proviennent de l’environnement des EPF, EPFL et autres hautes écoles. Chaque mois, nous invitons trois d’entre elles à venir se présenter devant notre jury. Si leur idée nous convainc, alors les chances qu’elles obtiennent un financement sont bonnes. Nous investissons 200°000°francs par mois. Je suis responsable du mix: à côté d’investissements dans des fantastiques projets de deep-tech, qui coûtent des millions et dont la mise en œuvre est appelée à durer des années, je sélectionne aussi de petites innovations sympas ou des modèles commerciaux innovants réalisables relativement rapidement. Visualisez cela comme un menu sur lequel il y aurait des plats pour les petites faims à emporter, et quelque chose pour les passionnés de slow food.

 

Johann Schlieper

Johann Schlieper est entrepreneur et propriétaire de Zollikonsult GmbH, maître de conférences en gestion stratégique et marketing, et président de Business Angels Switzerland.