asut-Bulletin
The next big thing
Ausgabe
06/2017
Même numériquement augmenté: l’homme reste humain

Réfléchir aux évolutions futures est une facette du savoir-faire professionnel de Peter Grütter. Fort de son expertise, l’actuel président de l’asut a déjà été amené à conseiller des gouvernements et a accompagné d’importants programmes de transformation et de modernisation numériques pour le compte de Cisco Systems.

asut: Quel sera selon vous «The next big thing»?

Je m’attends à voir l’évolution exponentielle des technologies informatiques se poursuivre. En effet, face aux progrès réalisés en matière de cryptographie et d’informatique quantique, la fin annoncée de la loi de Moore n’aura bientôt plus aucune importance. Celle-ci risque au contraire de mettre la technologie Blockchain à rude épreuve – car il sera possible de la pirater. Les Blockchains sont selon moi plutôt surévaluées. Créer partout des copies ne me semble pas, en particulier, être une approche très porteuse. Cela m’évoque les innombrables copies soigneusement archivées dans les armoires des bureaux peu efficaces d’autrefois.

Nous pouvons-nous donc biffer les Blockchains de la liste des «Next big things»?

Cette technologie aura sans aucun doute sa place en tant que système d’authentification dans des systèmes locaux et limités et pourra, par exemple, remplacer le notaire. Mais elle n’est pas réellement adaptée aux projets de portée mondiale, tels qu’on les envisage aujourd’hui.

Revenons à l’ordinateur quantique. Quelles seront les nouveautés?

Les recherches dans d’immenses bases de données et la décomposition en produit de grands nombres gagneront incomparablement en efficacité et en rapidité. Ceci peut être extrêmement pertinent pour de nombreuses utilisations telles que les prévisions de croissance dans le domaine financier ou les prévisions météorologiques. La recherche fondamentale disposera elle aussi d’un outil d’une redoutable efficacité. Ainsi, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) à Genève, qui s’emploie à percer le secret de l’origine de la matière à l’aide d’un accélérateur de particules géant, sera capable, à l’avenir, de simuler de tels processus. Ce sera non seulement moins coûteux, mais cela nous permettra de faire des avancées beaucoup plus rapides dans le domaine des connaissances. Même chose en matière de nanotechnologie et de médecine personnalisée.

Dans quel domaine les technologies de l’information nous apporteront-elles des innovations significatives dans les prochains cinq à dix ans?

A mes yeux, la tendance à la personnalisation est très importante, et elle touchera les domaines les plus divers. A commencer par les produits, avec les objets du quotidien imprimés en 3D. Mais cela concernera aussi la réalité virtuelle et augmentée au moyen de lunettes 3D de plus en plus performantes et sur le smartphone. Tout cela mis ensemble débouche sur des champs individualisés, sur mesure, dans la sphère domestique d’une part, mais aussi lors de nos déplacements. Cela se matérialisera dans les sièges intelligents des trains, qui sauront comment j’aime que l’accoudoir soit positionné, ou dans le bâtiment intelligent où je travaille, qui m’indiquera où se trouve tel ou tel collègue. L’univers nous identifiera en tant qu’individus, avec nos préférences, et nous proposera l’assistance correspondante.

Qu’en est-il de l’automatisation maintes fois évoquée?

Le processus visant à relier l’informatique à la technologie opérationnelle est d’ores et déjà en cours dans l’industrie manufacturière. Dans un avenir proche, l’homme disparaîtra des halles de production, à tout le moins dans les fonctions qu’il exerce actuellement. Il est possible qu’un certain nombre de nouvelles formes de coopération entre l’homme et la machine apparaissent, mais nous assisterons à la disparition d’un nombre élevé d’emplois actuels. Pour moi, cette évolution est positive: je ne pense pas qu’il soit absolument souhaitable de maintenir des emplois monotones et pénibles.

Mais c’est précisément, pour beaucoup de gens, l’une des plus grandes craintes face à l’avenir numérique.

Ce n’est pas mon sentiment. Le fait que tout le monde n’ait pas un travail n’est pas la fin du monde. Au contraire: peut-être parviendrons-nous enfin à utiliser plus intelligemment la créativité et la productivité des gens, plutôt que de les contraindre à respecter des processus de travail et les cantonner dans des activités pour lesquelles ils ne sont pas réellement faits. Le système d’éducation sera lui aussi adapté en conséquence et devra davantage prendre en considération les atouts et le potentiel individuel des élèves, plutôt que de leur dispenser un savoir professionnel qui sera dépassé à brève échéance. L’important, c’est de conserver le pouvoir d’achat. Et c’est exactement l’enjeu de l’amélioration de la productivité économique réalisée par l’automatisation: elle permettra à chacun de bénéficier d’un revenu de base.

L’automatisation ne concernera pas uniquement l’industrie manufacturière. Quels autres domaines seront aussi particulièrement impactés selon vous?

Il y aura de grands changements dans le FinTech. La plupart des processus bancaires actuels, l’analyse financière et le conseil, pourront être exécutés avec la même fiabilité par des systèmes informatiques. Dans le secteur des assurances, ils proposeront des solutions sur mesure et ajustées sur des risques précis, au lieu des modèles standard forfaitaires. Dans les métiers juridiques et le notariat, ils remplaceront une armée de juristes tout en étant moins coûteux et plus fiables. Dans le secteur de la santé, les diagnostics seront plus rapides et plus précis que ceux des spécialistes formés à grands frais et grassement payés. L’homme, qui sera à l’interface entre la machine faite machine et le bénéficiaire de ces applications, continuera à assurer une fonction importante: en tant que radiologue, qui expliquera au patient l’analyse rendue par l’ordinateur, en qualité de conseiller en assurances, qui convaincra le client de la solution proposée par l’ordinateur.

L’automatisation c’est une chose. Mais les machines intelligentes nous domineront-elles aussi intellectuellement?

Nous sommes déjà une grande majorité à porter sur nous des puces emballées dans du plastique, qui nous donnent des informations, qui mesure notre pouls, nous aident au quotidien et nous rendent peut-être même parfois un tout petit peu plus intelligents. A l’avenir, nous ne porterons plus ces puces sous forme de «wearables», dans nos smartphones, lunettes 3D ou bracelets de fitness, mais sous forme d’«insideables», d’implants dans notre corps. Pour moi, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Une personne qui a une hanche artificielle, une endoprothèse cardiaque ou un bridge en porcelaine dans la bouche ne se sent pas pour autant déshumanisée. Une puce augmentant la mémoire dans le cerveau, un capteur dans le nerf optique afin de permettre la nyctaclopie, ou une équipe de nanobots nettoyeurs dans les vaisseaux sanguins – cela revient finalement au même. Tant que nous sommes disposés à nous «équiper», je ne vois pas en quoi les machines devraient nous dépasser. Nous conserverons encore longtemps notre avance, armés de notre créativité, de notre intuition et de nos capacités sensorielles.

Tout ceci vaut pour les pays industrialisés. Qu’en est-il du reste du monde?

Je crois que la numérisation constitue une chance considérable pour les pays en développement justement, car cela leur permettra de faire rapidement leur jonction avec le niveau de développement du monde industrialisé. Les infrastructures pour toutes ces nouvelles tendances reposent directement sur les infrastructures des télécommunications mobiles. Elles sont d’ailleurs bien moins coûteuses que la construction d’autres réseaux, comme les infrastructures de transport par exemple. Ceci permet, dans des pays comme le Kenya, de développer des solutions bancaires ultra-modernes en donnant aux petits agriculteurs et aux petits commerçants accès à des lignes de crédit dont une banque classique n’aurait jamais imaginé pouvoir apprécier la solvabilité. Ces chances constituent peut-être une certaine menace pour les classes moyennes dans les pays développés.

Ne croyez-vous pas à cette menace?

Tant que nous utilisons notre avance et que nous offrons des perspectives aux gens, je suis optimiste quant à notre avenir numérique. Nous n’avons aucune raison d’avoir peur, dans la mesure où nous parviendrons, en Suisse aussi, à retrouver cet esprit pionnier qui nous a permis autrefois de construire d’audacieux téléphériques et de percer d’impressionnants tunnels. Oser, simplement parce que l’on y croit et pas simplement parce que c’est payant – telle est l’attitude que nous devons communiquer dans les écoles et les formations. C’est de cet état d’esprit dont nous avons besoin.

Peter Grütter

Peter Grütter préside l'Association suisse des télécommunications asut depuis 2012.

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