Quand on cherche le «méchant de l’histoire» en matière de protection de la vie privée, c’est le plus souvent l’Etat qui vient à l’esprit, dans un imaginaire encore très «guerre froide». La prudence des consommateurs est par contre largement insuffisante dans leurs rapports avec les entreprises, en guerre ouverte pour la domination du Monde numérique. Le pire c’est que l’individu est quant à lui devenu suspect et est enjoint à la transparence, au moment où la norme sociale du «rien à cacher» rend louche toute volonté de se préserver.
Le vrai Big Data arrive
La sphère privée est pourtant une des composantes fondamentales de nos sociétés évoluées, en permettant à l’individu de se développer sans un contrôle social étouffant. Le «consommateur de verre» est malgré cela en passe de devenir réalité et, si c’est un rêve pour les entreprises, c’est un vrai cauchemar pour nous tous! Les cartes de fidélité avaient bien préparé les esprits à accepter que les entreprises gardent en mémoire notre «liste de commissions», mais il y avait toujours la possibilité de les refuser. Théoriquement, la liberté de l’individu était donc sauve.
Avec le vrai Big Data et l’arrivée des objets qui communiquent entre eux, on a opéré la jonction entre le monde réel et le monde virtuel, en rendant impossible la «mise sur off» de la collecte des données. Notre environnement quotidien, y compris ses aspects les plus intimes, est en train de devenir une zone de récolte d’informations intrusive, globale et permanente. Nos voitures par exemple sont devenues de véritables ordinateurs sur roues et une mine d’informations sur notre comportement, permettant la mise sur pied de systèmes très perfectionnés de récompenses, mais aussi de punitions. Avec le «capitalisme de la surveillance», expression imaginée par Shoshana Zuboff, on voit donc l’émergence d’un business basé sur la surveillance unilatérale et massive de nos comportements, la possibilité de les influencer et la monétisation de ce pouvoir.
Chez les nouveaux maîtres du Monde, il y a d’abord eu une logique d’accumulation, rendue possible grâce au consentement passif de tous ceux qui ont alimenté le Moloch avide de données personnelles. Sans être rémunérés, nous avons fourni la matière première – les informations – mais nous leur avons laissé le contrôle des nouveaux moyens de production: les algorithmes. Or, ceux-ci ont permis l’émergence d’une pure économie de l’offre, affranchie de toute idée d’adéquation entre offre et demande, puisque la première peut déterminer la seconde! C’est aujourd’hui l’ère de l’économie de la prédictibilité, de la prévisibilité de nos comportements: en sont devenus rois les nouveaux voyants, qui font de l’argent en prédisant le futur de manière certaine, puisqu’ils ont la possibilité de le manipuler. Google veut et peut savoir ce que feront les individus ou les groupes d’individus et ce que deviendront leurs objets, voire même leurs corps.
A chacun de décider quel consommateur il veut être
Cette nouvelle société de consommation rend illusoire toute décision consciente du consommateur «éclairé» et l’exercice d’une consommation responsable prônée par nos organisations. Même l’ordre libéral, construit au fil des décennies sur l’idée de l’autodétermination, est menacé et, avec lui, les notions d’égalité et de non-discrimination. Il faut refuser cette nouvelle asymétrie, qui voit les commerçants nous connaître… mieux que nous-mêmes. Internet n’est plus cet éden bienveillant et cet espace de partage qui nous a fait rêver, mais est devenu un terrain de chasse sans limite pour les multinationales. Les prier de respecter notre sphère privée est vain, puisque leur modèle d’affaire est précisément basé sur l’exploitation de notre intimité.
Il n’y a donc pas d’autre choix que d’intervenir pour interdire ses agissements ou à tout le moins les soumettre à des règles et un contrôle démocratiques. C’est à chacun, et non à quelques oligarques guidés par le profit, de décider quel consommateur il veut être ou devenir.